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UN AN À CALAIS

Notes et impressions sur la jungle

"Chacun de nous, une fois dans son existence au moins, se trouve blessé par la morsure de l'injustice,

comme asphyxié par une bouffée de révolte qui l'envahit si fort qu'il ne l'oubliera plus."

Jean-Claude Guillebaud 

 

J'ai commencé ce travail en novembre 2015, peu de temps après « l'appel des 800 »* et le choc des attentats de Paris. Je venais de décrocher un poste d'agent de service au sein du Centre Jules Ferry « l'accueil de jour des personnes migrantes » à Calais. A la suite de quoi, j'ai intégré le Centre d’accueil provisoire avec ces fameux containers blancs, chauffés et électrifiés. Tout ce dispositif d'urgence humanitaire était piloté au quotidien par l'association la Vie Active, sous contrat avec l'État et les programmes de soutien des fonds européens. J'ai cherché à documenter ce que je voyais à une époque où il y avait encore des gens pour comparer toute cette zone à un centre carcéral. Il y a quand même eu des journalistes, des écrivains, des chercheurs, des photographes, des artistes qui sont venus poser des questions, prendre des notes et des images, sans avoir à nous assimiler à des geôliers. Toutefois, ils n'étaient pas nombreux à passer du temps ici. Ils privilégiaient davantage la Jungle, la vraie, avec ces images de misère au grand air, pas l'officielle avec ses boîtes en ferrailles. 

 

« La crise migratoire », pour reprendre le jargon médiatique, était soudainement exposée partout, parfois même jusqu'à l’écœurement. Au fil des mois, les principaux médias ont observé, décrit, analysé la situation de ce bourbier indigne, soulignant les manquements de l'action publique et les violences insupportables faites à des hommes, des femmes et des enfants dont le seul grief était de vouloir passer par tous les moyens au Royaume-Uni, quitte à se retrouver bloqués, dans leur immense majorité, comme des clandestins à la frontière d'une île encore plus verrouillée qu'Alcatraz. Tout un feuilleton, donc, que les journalistes nous ont donné à voir avec plus ou moins de rigueur et de pudeur. Celui d'un bidonville en France dont on disait qu'il s'agissait du plus grand d'Europe. Aucune de ces images, aucun de ces textes publiés n'auront pourtant changé quoique ce soit. 

 

Le Centre d'accueil provisoire (CAP) avait une capacité de 1 500 places (en plus des 400 que comptait l'hébergement des femmes et des enfants) alors que les chiffres de la préfecture annonçaient rapidement 5 000 à 6 000 personnes sur la lande. De fait, nous étions contraints les uns et les autres à refuser régulièrement des demandes d'hébergement et à traquer la moindre place disponible, tout en veillant à ne surtout pas mélanger les ethnies et les nationalités entre elles, les enfants avec les adultes et de mettre à part les familles…

J'avais pour habitude d'offrir aux personnes mises à l'abri dans les containers, les portraits qu'ils me laissaient tirer. Je me souviens très bien que les plus méfiants refusaient tout net, et je n’insistais pas, tandis que pour les moins farouches, poser devant l’objectif devenait quasiment un jeu, un moment partagé, le plus souvent assis à bavarder chaleureusement autour d'un thé. Ils avaient tous emprunté des chemins différents, tous avec des objectifs différents, il n'y en avait pas deux pour se ressembler. Aucun ne demandait quoique ce soit d'extraordinaire à la vie, si ce n'est le droit de vivre dignement. 

 

Il m'arrivait d'être saisi de dégout et de honte à la fin de la journée lorsqu'il fallait remonter la route en voiture qui me séparée du centre-ville pour rentrer chez moi, alors que je voyais errer dans l'autre sens toutes ces silhouettes titubantes sur le bord du chemin comme des âmes en peine. Comment oublie t'on ces images-là ?  

 

Dans la logique du gouvernement, la priorité était de ne pas créer les conditions d'un effet d'appel d'air. Ces gens devaient rester en « transit » – pas question que l'accueil devienne soudainement trop confortable. La violence cessait d'être une idée abstraite, j'en faisais tous les jours l'apprentissage. 

 

Le 3 novembre 2016, l’État a pris la décision de tout démanteler en transférant en moins d'une semaine les 7 000 migrants sur place dans les 450 Centres  d’Accueil et d'Orientation  répartis dans tout le pays. Une vaste opération qui mettait fin à la Jungle de Calais.

 

Pour ce qui est de la Vie Active, son action auprès des réfugiés ne s'est pas terminée avec le démantèlement et le départ différé du CAP des mineurs isolés. Suite à l'effet d'annonce de « la fin de la jungle », l’État a attribué à l'association la gestion du Centre d’Accueil et d'Orientation de Croisilles, à une quinzaine de kilomètres d'Arras. La messe était dite, désormais à Calais, le migrant-réfugié devenait persona non grata. Toutes les mesures répressives des mois à venir allaient dans ce sens, et c'est là où le bât blesse, puisque non content de ne plus accueillir et d'accompagner ces personnes, l'autorité publique durcissait leurs conditions de vie et compliquait l'aide humanitaire des ONG, alors même que la presse annonçait déjà le « retours des migrants à Calais ». Nous étions en décembre. C'en était trop pour moi et je m'en rendais compte. Il me fallait prendre le large, être un temps à distance, pour mieux revenir. Je venais de passer un an à Calais et j'ai fini moi aussi par partir.

 

Mickael Stibling

Remerciements à Abdullah et à toutes les amitiés Calaisiennes.

 

*Appel lancé par 800 artistes et intellectuelles dans le journal Libération pour mettre fin à l'indignité de la Jungle Calais. 

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